Le facteur humain, condition nécessaire à l’évolution de l’audiovisuel ? Par Bouziane Behillil, Avocat et Alexandra Graham-Cumming, Etudiante.

La digitalisation de la production musicale et télévisuelle va-t-elle réduire le champ de la création humaine ? Alors que le Festival de Cannes s’est clôturé le 25 mai dernier seulement, se pose encore et toujours la question de l’avenir du cinéma français et étranger à l’aune de l’essor de l’intelligence artificielle (IA) dans la sphère artistique.

Cette épée de Damoclès virtuelle, dont les contours se dessinent dans le courant des années 2000 et poussée par la sortie du film Tron de 1982 réalisé par Steven Lisberger, pèse davantage aujourd’hui sur les créateurs et acteurs de l’audiovisuel en raison du développement de nouvelles technologies améliorant la performance et l’efficacité des outils propres à la production musicale et télévisuelle.

L’intelligence artificielle touche à de nombreux domaines mettant en jeu la création artistique propre à
l’Homme ; celui qui, doté d’une sensibilité, d’une perception du monde et du futur unique mais avant tout d’une compréhension de l’actualité se voue à l’exprimer à sa manière. L’artiste traduit le monde tel qu’il le voit.

Or, le principe même de l’intelligence artificielle vise à puiser dans des sources diverses produites par
l’intelligence humaine grâce au processus de Machine Learning pour en faire une simple synthèse, sans le
besoin de passer par une quelconque idée artistique originale. S’impose alors une réflexion nécessaire sur le rôle que joue la création humaine dans l’innovation apportée par l’IA, si ce mot sonne de nos jours comme le glas de la création originale.

Pourtant, l’IA a su faire ses preuves dans l’échiquier cinématographique au vu de ses nombreux avantages
notamment en matière d’amélioration de la qualité de l’image et du son grâce à l’utilisation de programmes informatiques visant à corriger les effets lumineux, les tons et travailler les retouches ainsi que pour gagner en efficacité quant au découpage du film et du montage par des logiciels créés à cet effet.

L’autonomisation de tâches banales et répétitives permise par l’IA améliorent la qualité et l’efficacité du travail gargantuesque demandé lors la réalisation d’un film.

Sont donc rapidement menacés les postes d’assistants de chefs d’équipe sur les plateaux de cinéma par l’émergence de nouveaux logiciels dont l’efficacité ne semble pouvoir être égalée. L’IA accompagne en outre toutes les étapes de production en partant d’emblée de l’écriture des storyboards qui peuvent aujourd’hui être entièrement conçus par des systèmes robotiques tels que ChatGPT, auteur du court-métrage The Safe Zone (2022) ou encore Benjamin comme cela a été le cas en 2016 pour la réalisation par Oscar Sharp et Ross Goodwin du court-métrage Sunspring au moyen d’un « réseau neuronal récurrent à long terme » (LSTM) qui puise dans une base de données de science-fiction pour en tirer une histoire. À partir d’un mot ou de quelques phrases, les systèmes de traitement du langage naturel (NLP) peuvent écrire des dialogues cohérents et créer des images grâce à la technique du text-to-image mais aussi sous-titrer des films en vue d’améliorer l’accessibilité du cinéma pour tous.

La méthode singulière du Deep Learning qu’utilisent ces logiciels fait reposer l’intelligence créative propre à l’IA sur une base de données préexistante qui soustrait à l’œuvre de cette dernière toute sensibilité ou
originalité. On parle ainsi d’un risque « d’homogénéisation du contenu » et de plagiat, en ce qu’aucun scénario rédigé par un logiciel de ce type ne saurait faire l’objet d’une invention 100% unique.

L’IA est donc par nature même dépourvue de créativité propre, ce qui subordonne son utilisation au facteur humain. En sus, ces logiciels démocratisent l’accès aux systèmes permettant la production d’œuvres filmographiques ou musicales à une échelle plus personnelle. C’est ainsi que voient le jour des projets tels que Imagine d’Ana Apter dans lequel les images ont été générées par l’algorithme Midjourney à partir de descriptions très précises données par la réalisatrice. De plus, les réseaux antagonistes génératifs (GAN) tels que DeOldify mais aussi DAIN (Deep Aware Frame Interpolation) permettent de restaurer des films moins récents en rendant à l’image ses couleurs et sa qualité et dans la même mesure sa fluidité en augmentant notamment le nombre de plans par seconde, ce Page 1 of 3 qu’avait entrepris de réaliser Denis Shiryaev, un youtuber, pour une vidéo intitulée « A Trip Through New York City in 1911 » (2020).

Ces systèmes techniques sont finalement surtout très utilisées dans le cadre d’effets spéciaux (VFX/CGI) comme on le voit dans des films tels que Avatar : The Way of Water de James Cameron (2022), Le Règne animal de Thomas Cailley (2023), mais aussi dans certains des Star Wars afin d’augmenter en efficacité et réduire drastiquement les coûts de production tout en produisant des images fantaisistes et complexes difficilement réalisables à la main. L’IA utilisée pour produire des effets spéciaux a également pour but d’éviter de tourner des scènes potentiellement à risque pour les acteurs. Grâce à des méthodes de rotoscopie, les décors et/ou certains aspects d’un plan sont générés informatiquement tout en passant antérieurement sous la plume d’un animateur qui en trace les grandes lignes afin d’améliorer le morcellement des scènes à l’ordinateur lors du montage. De plus, comme cela a été le cas pour la princesse Leia et Wilhuf Tarkin dans Rogue One de Gareth Edwards (2016) ou pour Robert De Niro, Joe Pesci, et Al Pacino dans The Irishman de Martin Scorsese (2019), les personnages ont été rajeunis et générés automatiquement par ordinateur. Le cinéma peut-il et surtout doitil se limiter à un facteur humain ou laisser champ libre au monde virtuel d’être maître de torsions du réel pour repousser les frontières de l’humainement possible en matière de cinématographie ?

L’IA demeure avant tout un outil et ne semble pouvoir concurrencer l’imaginaire humain qui nourrit la création d’une idée originale guidant la réalisation d’un film, d’une musique ou même d’un générique. En effet, l’exemple de l’expérience des studios Marvel en est la preuve ; le générique de la série Secret Invasion datant de 2023 qui a été réalisée par IA en collaboration avec des artistes n’a pas manqué de susciter de vives critiques quant à l’éthique d’une telle réalisation mais aussi simplement quant à sa qualité.

Pour la série Westworld (2016-2022) de HBO, certaines images du générique avaient été créées par une IA
mais étaient peu lisibles. Cette polémique récente portant sur la place de l’IA dans la création audiovisuelle a nourri en 2023 le feu du mouvement des acteurs en grève mené par le syndicat SAG-AFTRA aux Etats-Unis.

Sont dénoncés l’exploitation de deepfakes (image et audio d’une personne modifiée à son insu), l’absence d’une créativité pure provenant d’une IA en matière de plagiat et le remplacement par des machines de certaines activités telles que le doublage. Se pose aussi la question de savoir à qui attribuer la propriété d’un film réalisé ou écrit par IA ainsi que le respect du droit à l’image quand il s’agit de réutiliser les visuels d’un acteur décédé ou « d’acteurs de second-plan ».

Pour apaiser ces craintes, il semble donc nécessaire de faire appel à des règles juridiques encadrant
l’utilisation des IA dans la création humaine de l’audiovisuel afin que celle-ci n’empiète sur son champ.

En France, l’article 226-8 du Code pénal dispose

« qu’est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende le fait de porter à la connaissance du public ou d’un tiers le montage réalisé avec les paroles ou l’image d’une personne sans son consentement, s’il n’apparaît pas à l’évidence qu’il s’agit d’un montage ou s’il n’en est pas expressément fait mention ainsi que le contenu visuel ou sonore généré par un traitement algorithmique et représentant l’image ou les paroles d’une personne, sans son consentement, s’il n’apparaît pas à l’évidence qu’il s’agit d’un contenu généré algorithmiquement ou s’il n’en est pas expressément fait mention ».

De son côté, depuis 2021, la Commission européenne cherche à établir des règles relatives à la protection des individus face à la montée en puissance de l’IA. La réutilisation par des entreprises telles que Respeecher des voix d’acteurs de renom comme dans la série Obi Wan Ken obi sortie en 2022 avec et parfois même sans leur autorisation, alerte les doubleurs de leur potentielle disparition sur la scène cinématographique. Pourtant, la voix fait partie intégrante de l’image, elle-même protégée par l’article 9 du Code Civil.

Ce n’est pas donc moins d’une révolution que vit le paysage audiovisuel, tel que nous le connaissons, mais une évolution inéluctable et nécessaire, à encadrer, et maîtriser. L’appareil judiciaire se doit par conséquent d’en épouser les contours afin de protéger au mieux le propre de l’être humain : l’expression créative.

Auteurs :

Bouziane Behillil, Avocat au Barreau de Paris Cambaceres Avocat [->paris@cambaceres-avocat.com] et
Alexandra Graham-Cumming, étudiante licence droit, histoire et archéologie

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